Etat de droit et corruption sous Orbán

2 avr. 2022

Une délégation de présidentes et président d'associations départementales Renaissance Européenne s'est rendue fin mars à Budapest pour rencontrer les acteurs de la société civile et l'opposition à Viktor Orbán. Sous le régime d'Orbán, la Hongrie est devenue au fil de ses mandats, un véritable état mafieux, au service de ses proches et de son parti le Fidesz. Retour sur un système gangrenant la démocratie hongroise grâce à l'éclairage de József Péter MARTIN, directeur général de Transparency International Hongrie, économiste et professeur d'université, enseignant l'analyse de la corruption et l'économie. 

En 2019, l’Indice de perception de la corruption de Transparency International (TI) indiquait que la Hongrie occupait la 70e place sur 180 pays, analysés en fonction de leur niveau de corruption perçu dans le secteur public. Budapest fermait ainsi la marche européenne, devant la Bulgarie. Désormais la Hongrie n'est plus une démocratie, il lui manque des fonctions libérales importantes, au sens politique du terme. La démocratie est réellement en jeu, mais le pays n'est pas encore une dictature. C'est un régime hybride en somme, "illibéral", pour reprendre le terme que popularisa Viktor Orbán, où derrière la façade démocratique, les institutions sont capturées pour servir le gouvernement du Fidesz. La corruption en est un symptôme criant, mais avant de l'évoquer, il faut parler de l’État de droit.

Commençons par une relative bonne nouvelle : les tribunaux locaux, la première instance judiciaire, sont encore à peu près indépendants. La seconde instance l'est déjà moins, corrompue à 20% estime notre interlocuteur. Quant à la Cour Constitutionnelle, elle est complètement dans les mains du gouvernement. Le simple lancement d'une procédure est problématique, rendant difficile l'accès même au tribunal. Ainsi, de 2010 à 2017, les services du procureur n'ont prononcé aucune condamnation !

L’État de droit est donc sérieusement miné, capturé par le Premier Ministre et ses proches. Le système est basé sur deux caractéristiques qui combinées, biaisent le principe d'impartialité qu'il est supposé garantir :

  • L'hyper-centralisation de l’État, à l'intérieur, comme à l'extérieur (secteur privé), faisant du pays le pays le plus centralisé de l'UE.
  • La loyauté, plutôt que le mérite, garant de l'efficacité à long terme.

Si la corruption n'a pas commencé en 2010 avec Orbán, elle est devenue très verticale et centralisée, au point qu'elle ne peut plus être considérée comme un dysfonctionnement : la corruption fait partie du système. Les appels d'offres sont un processus dévoyé, dont un tiers va directement aux oligarques, et 40% ne comportent qu'un unique compétiteur. Il en va de même des fonds Européens, qui ont substantiellement contribué à la croissance, mais dont "une bonne partie" est détournée.

"Quid de l'open data", demandons-nous alors ? Cette législation Européenne ne devrait-elle pas favoriser la transparence des appels d'offre ? En apparence oui et la Hongrie l'a adoptée mais le système est vicié : le gouvernement a nettoyé des secteurs entiers et a imposé un seuil (100 000 €) en dessous duquel la directive ne s'applique pas. Ajoutez à cela les cartels, créés de toutes pièces pour donner une apparence de compétition entre des entreprises qui s'entendent entre elles, et vous obtenez alors un paysage concurrentiel qui n'est qu'une illusion.

Et si cela ne suffisait pas, ajoutons deux autres facteurs : les procédures d'appel sont extrêmement coûteuses, décourageant toutes velléités en ce sens, et l'agence qui gère les appels d'offres est elle aussi "capturée" par le gouvernement. Lőrinc Mészáros, un ancien chauffagiste du village de Viktor Orban, est ainsi devenu l'homme le plus riche de Hongrie en moins de 10 ans, possédant des entreprises partout dans le pays (y compris la banque MKB qui finance Marine Le Pen), phénomène sans précédent dans l'histoire économique mondiale.

Les chiffres économiques, sur la période 2013/2020, sont bons. Mais là encore, ce n'est qu'une façade. Les indicateurs de long terme (compétitivité, éducation, et même productivité) sont tous en déclin. En un cycle Européen (7 ans), ce sont 25 milliards d'euros qui ont été versés à la Hongrie, alimentant substantiellement sa croissance (4 à 5% du PIB), et engraissant copieusement les intermédiaires, à l'image de ceux qui ont géré les "Government residency bonds". Ce système offre à des non-Européens un statut dérogatoire, décerné contre l'achat de 300 000 € en bons du trésor, et un accès immédiat au statut de résident Hongrois à long terme et tous les avantages qui vont avec dans le cadre européen.

Comment contrer un système quand le système lui-même est corrompu de l’intérieur ? Il n'y a pas grand chose à faire quand l'impunité est garantie et qu'avec sa majorité constitutionnelle des 2/3 (133 sur 199), le gouvernement peut à sa guise cimenter les législations les plus structurantes pour aboutir à "légaliser la corruption" et in fine atteindre ses deux objectifs : la conservation du pouvoir, même en cas de défaite électorale, et l'enrichissement. Il faut remarquer que le gouvernement agit sur la petite corruption du quotidien, laissant prospérer celle qu'il organise lui-même.

La perception par les Hongrois de la corruption est qu'ils la reconnaissent et même à 70%, la trouvent problématique, mais ils la supportent : seuls 38% la trouvent intolérable selon l'Eurobaromètre de 2020. Un phénomène que l'on peut attribuer à trois facteurs :

  1. Le lavage de cerveau causé par la situation désastreuse des médias.
  2. La très forte défiance envers le système politique en tant que tel.
  3. L'extrême polarisation de la société - ainsi le Fidesz n'a-t-il pas craint d'estimer cette captation légitime, sur le thème "après les socialistes, c'est notre tour".
On le voit, la corruption est un système organisé et sophistiqué dans la Hongrie du Fidesz. Comment cela pourrait-il évoluer ? La détérioration de l'économie, telle qu'elle se produit actuellement avec l'inflation galopante, surtout si les fonds Européens étaient bloqués, comme l'UE en a brandi la menace, pourrait changer la donne. Sans l'Europe, reconnaissons que la situation serait bien pire mais elle n'a que trop tardé. Rien ne s'est passé avant 2019, notre ancien chauffagiste était déjà en 2018 l'homme le plus riche de Hongrie ("Grâce à Dieu, la chance, et Viktor Orban", dit-il lui-même), mais maintenant l'UE veut prendre le problème à bras le corps. Toute la question est comment, car l'approche occidentale a souvent reposé sur l'adoption des directives européennes, ce qui dans le cas de la Hongrie ne fonctionne pas : 90% des lois Européennes sont dans le droit hongrois, mais elles sont vidées de leur sens par une implémentation volontairement défaillante !

La Commission européenne a compris désormais que seules les sanctions économiques peuvent porter, mais c'est un peu tard : la corruption a été érigée en système, jusque dans la constitution. La décision de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) du 16 février, rejetant les recours de la Pologne et la Hongrie sur la conditionnalité des aides, permettra que l'argent du fonds Facilité pour la Reprise et la Résilience (RRF - partie du plan de relance) et du budget de l'Union européenne (MMF) pourraient, si la Commission Européenne en décide ainsi, ne pas parvenir à l'économie, ce qui risque de poser un sérieux problème.

Dans une tribune de juillet 2021 (à lire ici) « Viktor Orban a fait de la Hongrie une véritable kleptocratie aux frais de l’Europe », l'eurodéputée Renaissance Valerie Hayer (et Présidente de l'association Renaissance européenne) reconnaît aux Hongrois, comme à tous les États membres, le droit de bénéficier de la solidarité européenne et du plan de relance européen de 750 milliards d’euros. « Mais, à l’inverse des autres États membres, il est aujourd’hui impossible de s’assurer que l’argent de la relance allant en Hongrie ne sera pas tout simplement détourné ».

Les demandes du groupe Renew Europe ont été entendues et ont permis que les 7 milliards d’euros du plan de relance que devaient recevoir le Hongrie soient conditionnés à 3 garanties :

  1. Que les autorités magyares fournissent automatiquement à l’OLAF (l'organisme de lutte anti-fraude) et à l’UE toutes les données sur les bénéficiaires du plan de relance hongrois. Nous devons savoir où va l’argent.
  2. Que la Hongrie s’engage à adopter des lois empêchant les personnes impliquées dans des affaires de fraudes et de conflits d’intérêts d’avoir accès à de nouveaux fonds.
  3. Que le gouvernement hongrois s’engage à abroger toutes les lois entravant l’accès de la société civile et des journalistes d’investigation aux informations publiques

Peter Marki-Zay, le candidat de la coalition aux élections du 3 avril, a une approche clairement anti-corruption et son bras doit est même le plus important opposant à ces pratiques. Mais il est membre d'une coalition de 6 partis, qui ne manque pas de failles, ainsi que l'ont montré les municipales de 2019, qui ont révélé des cas de corruption locale parmi les socialistes. Une chose reste claire : la lutte contre la corruption passera d'abord par la restauration de l'autonomie et de l'indépendance des institutions.

Le cas de Transparency International est emblématique de ces dérives : discréditée publiquement comme une organisation de traitres ou de mercenaires, vilipendée dans des brochures gouvernementales, victime d'intimidations qui touchent parfois aussi son personnel, l'association agit dans un environnement hostile, qui ne va cependant pas jusqu'à la menace physique. La Hongrie n'est pas la Russie, et Viktor Orbán sait qu'il ne peut pas aller aussi loin que l'autocrate russe. Il n'en reste pas moins que le climat électoral détestable qu'il entretient, à coup de mensonges éhontés, rend l'espoir d'une transition ténu, compte tenu de la mécanique électorale. Verdict le 3 avril !